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L’intérêt du jeu d’échecs dans les activités scolaires et périscolaires

Ces deux dernières décennies ont été marquées par un intérêt croissant pour l'intégration des jeux dans le cadre des apprentissages scolaires et périscolaires. Parmi ces jeux, les échecs occupent une place particulière en raison de leurs intérêts pédagogiques, tant sur le plan cognitif qu'affectif. En 2011, le Parlement européen a souligné l’importance du programme "Le jeu d’échecs à l’école", appelant les systèmes éducatifs de l’Union à encourager sa pratique pour favoriser non seulement les compétences intellectuelles des élèves, mais aussi leur formation en tant que citoyens. En France, l’Éducation nationale (2011 et 2012) a également incité le recours à des jeux comme les échecs, appuyée par des recherches récentes en neurosciences démontrant leur rôle dans le développement des fonctions exécutives et la pensée critique.

 

Cependant, l’intérêt des échecs ne se limite pas aux élèves les plus performants. Ce jeu apparaît également comme un outil pour soutenir les élèves en difficulté d’apprentissage et/ou comportementale, grâce à son cadre rigoureux qui requiert la concentration, la planification et la persévérance. Mais ces bénéfices cognitifs sont en interaction, entre autres, avec les aspects psycho-affectifs que sont la motivation et l’estime de soi. Ainsi, nous soutenons que ce jeu inscrit dans des projets qui prennent en considération cette intrication est un excellent support de médiation culturelle, selon la définition de Boimare (1999), pour les élèves en difficulté dans les apprentissages et/ou comportementales.

 

L’intrication du cognitif et de l’affectif

 Les compétences cognitives

Dans le domaine des neurosciences, les recherches récentes montrent que le jeu d'échecs favorise le développement des fonctions exécutives (planification, mémoire, flexibilité cognitive, contrôle inhibiteur), essentielles pour résoudre des problèmes complexes et gérer les comportements. Des études (Burgoyne et al., 2016 ; Sala et Gobet, 2017 ; Kazemi et al., 2012) indiquent que les joueurs réguliers d'échecs améliorent leur pensée critique et leur créativité, et renforcent la plasticité cérébrale. Une autre recherche (Sala et Gobet, 2020) montre que ce jeu est également bénéfique pour les élèves en difficulté scolaire, améliorant leur concentration et persévérance. Cette activité ne bénéficie pas uniquement aux élèves performants. Une étude de Sala et Gobet (2020) a montré que ce jeu peut être bénéfique pour les élèves en difficulté scolaire ou souffrant de difficultés attentionnelles. En effet, la structure du jeu, qui impose des règles et des temps de réflexion, aide ces élèves à développer leur capacité de concentration et leur persévérance face aux défis. Cette dimension rend cette activité intéressante pour les éducateurs cherchant à diversifier leurs approches pédagogiques.

 

Le transfert des compétences

Cependant, la question du transfert des compétences reste cruciale. Une compétence acquise grâce au jeu d'échecs peut-elle réellement s’appliquer dans d’autres contextes, comme les mathématiques ou la résolution de problèmes pratiques ? Les travaux de Noir (2002), Getz (1996) et plus particulièrement ceux de Huteau et Lautrey et coll. (1995) montrent qu’il est préférable de soutenir que les transferts de compétence sont difficilement réalisables sans réajustement de ceux-là. En multipliant les contextes d’apprentissage, on offre aux élèves des opportunités variées pour comprendre et intégrer des concepts de manière durable.

 

Les aspects psycho-affectifs

Au-delà des aspects cognitifs, il est essentiel de considérer les dimensions psychoaffectives de l’apprentissage. Comme le soulignent Villani, Torossian et Dias (2018) dans leur rapport 21 mesures pour l’enseignement des mathématiques, l’apprentissage n’est pas une opération exclusivement intellectuelle. Cela rejoint les propos d’Astolfi (1992), et de manière plus contemporaine, nous pourrions citer Meirieu (2020), qui plaide pour une École axée sur le processus d'apprentissage plutôt que sur la simple transmission de connaissances. Beaucoup d’autres auteurs, orientés par une approche psychodynamique de l’apprentissage, sans écarter les facteurs cognitifs, insistent sur les aspects psychoaffectifs. Parmi eux, Golse (2002) résume parfaitement cette intrication des variables : « L’acte d’apprendre se situe à l’exacte interface entre, d’une part, l’équipement neurobiologique et cognitif de l’individu, d’autre part, son environnement psychologique et relationnel au sens large (affectif, familial, social et culturel). »

 

Dans cette perspective, nous pourrions envisager les apprentissages dans cette approche multifactorielle. Pour cela, mettons-nous résolument du côté des enfants en difficultés scolaires. En resserrant notre population, nous n'écartons pas pour autant les autres, mais si le cadre des apprentissages doit être modifié en priorité, il nous semble que c'est bien dans le cas des enfants en grande difficulté. Une question simple se pose alors : Comment aider ces enfants à s’inscrire dans les apprentissages ? 

 

Avant de répondre à cette question, il est important de rappeler le rapport de Delaubier et Saurat (2013) sur la grande difficulté scolaire : « Nombreux, trop nombreux, sont ceux qui sont en grande difficulté avant l’entrée en sixième, c'est-à-dire ceux que l’école n’a pas su conduire, en huit ou neuf ans, aux objectifs minimaux qui lui étaient fixés ; mais encore plus nombreux sont ceux dont l’échec est constaté au terme de la scolarité obligatoire : un élève sur cinq n’a pas acquis les compétences nécessaires ». Ce constat d’échec du traitement de la difficulté scolaire est sans ambiguïté. Il souligne le manque flagrant de concertation entre les enseignants, leur manque de formation, une mauvaise et trop rigide organisation des enseignements aux collèges auxquels il faut y ajouter une réponse institutionnelle n’envisageant que l’acharnement pédagogique ou une médicalisation des difficultés. La référence à des normes insistant sur le retard de développement de l’enfant est privilégiée. En fin de compte, ce sont les facteurs endogènes de l’enfant qui sont incriminés, conduisant à l’application de protocoles uniformes comme unique réponse aux difficultés d’apprentissage et/ou comportementale. Et si nous regardions de plus près les processus d’apprentissage ? Et si nous prenions le temps de considérer l’ensemble de la situation en invitant tous les partenaires concernés (enseignants, parents) afin de prendre des décisions concertées, cohérentes ? Et si, nous introduisions plus de situations actives dans les apprentissages ? Il est évident que face à la problématique des difficultés d’apprentissage, l’humilité est de mise ; il n'existe pas la solution universelle, prête à porter. Mais pour explorer de nouvelles pistes nous pourrions nous inspirer des grands maîtres comme celles de Freinet, pour n’en citer qu’un. Commençons donc par nous interroger sur les conditions qui favorisent l’apprentissage.

 

Les conditions de l’apprentissage

Pour Berbaum (1991), l'enfant s'inscrit dans une situation d'apprentissage s'il a une image positive de lui-même et des autres, si l'objet de son apprentissage est valorisant à ses yeux et si le cadre de l'apprentissage est assez sécurisant. Sur un plan cognitif, il serait plus adapté de parler de l’estime de soi qui concerne la perception que l’individu a de lui-même, de ses capacités et de son auto-évaluation. Sur ce dernier point, la plupart des auteurs des sciences de l’éducation se réfère au concept de l’attribution causale ; c’est à dire la cause de leur succès et de leur échec. Elle se décompose en quatre facteurs : La capacité, la difficulté de la tâche, l’effort et le hasard. En fonction de leur distribution, ils influencent la motivation et ainsi l’implication de l’enfant dans la tâche à réaliser. 

 

La motivation

Lorsque nous parlons de pédagogie de l’apprentissage, le terme assez flou de motivation  revient en permanence d’autant plus quand il s’agit de souligner son absence. La plupart des auteurs s’accordent sur le fait que plusieurs paramètres entrent en ligne de compte pour parler de la motivation. Giordan (1998, p.86) écrit : « La motivation pour une activité prend sa source dans la perception qu’un individu a d’une activité, de sa compétence et du degré de régulation qu’il peut exercer sur ses démarches ». Ainsi à la motivation, il est nécessaire d’associer l’estime de soi et l’implication. Il est évident qu’il est impossible d’apprendre à la place de l’autre. Pour simplifier, apprendre consiste à désapprendre ce que l’on sait pour construire un nouveau savoir et ceci implique une confiance en ses ressources internes, autrement dit une bonne estime de soi. « Personne n’est prêt à faire des efforts sans la conviction qu’il est capable de réussir » (Lévy-Leboyer, 1999, p.9). Comment amener un enfant qui se déprécie, se traitant de nul, à s’impliquer dans un quelconque apprentissage ? Pour des enfants en difficultés scolaires, l’échec est vécu « comme inéluctable, quoi qu’ils fassent, ces élèves préféreraient éviter d’investir des efforts jugés inutiles et s’en tenir à des comportements automatisés et passifs peu efficaces, mais au moins peu coûteux » (Bouffard et Bordeleau, 1997, p.26). Les enseignants spécialisés des RASED* , rompus à cette question, adoptent la pédagogie de détour pour réimpliquer l’enfant dans la tâche scolaire, d’où l’intérêt de la pédagogie active et différenciée comme la prône Meirieu (2020). Cet auteur expose une démarche pédagogique qui valorise l’individualisation tout en intégrant chaque élève dans une dynamique collective structurée par des valeurs partagées. Les élèves participent activement à une communauté où la coopération et le respect mutuel enrichissent leurs apprentissages. Ce cadre encourage un sentiment d'appartenance, développe les compétences sociales et soutient la motivation individuelle au sein d’une cohésion de groupe. L’inscription du jeu d’échecs dans un projet d’école (établissement) répond à ces critères Cette activité pourrait s'inscrire dans la définition de Boimare (1999) en tant qu'activité de médiation culturelle. Grâce à son aspect ludique et à sa richesse, elle présente un caractère moins contraignant, et est perçue de manière plus positive que les situations d'apprentissage traditionnelles, souvent marquées par un acharnement éducatif qui met en lumière les insuffisances de l'enfant. N’oublions pas qu’aucun apprentissage n’a de sens en soi et que c’est l’apprenant qui lui en donne. Les enseignants et les éducateurs ne peuvent que proposer des cadres et/ou des activités propices à la relance de la motivation mais en aucun cas ils ne peuvent la contrôler. Ceci est une occasion pour le formateur de s’interroger sur sa motivation personnelle, comme le rappelle Giordan (2005), et en tout cas une invitation à tempérer sa toute-puissance, d’où l’importance des analyses de la pratique professionnelle et d’un travail d’équipe transdisciplinaire. L’échange avec des collègues permet d’enrichir les perspectives et de renforcer l'efficacité des interventions auprès des élèves. La libre adhésion de l’élève au projet d’apprentissage est donc un élément central, car elle contribue à son engagement authentique et soutient la persistance de ses efforts.

 

Le RASED (Réseaux d'aides spécialisées aux élèves en difficulté) est théoriquement constitué d’un psychologue spécialité EDA (éducation, développement et apprentissages) et d’enseignants spécialisés à dominante pédagogique et d’enseignants spécialisés à dominante.

 

Cela n’est pas sans rappeler une expérience menée au Zaïre (Frank et D’Hondt, 1979) dans laquelle l’enseignement du jeu d’échecs à des collégiens de quatrième fut obligatoire. Le cours d’échecs était considéré comme une corvée par une bonne partie des collégiens. Aussi, en tenant compte de cette condition, cette activité comme support d’un projet, encadrée par des éducateurs bienveillants et formés à ce jeu, permet à des enfants en difficulté de prendre le risque de s’impliquer dans cet apprentissage et à pouvoir réévaluer leur estime de soi.

 

L’estime de soi 

En s’impliquant dans le projet de s'initier à ce jeu ayant une réputation de jeu intellectuel, l'enfant peut élaborer une estime de soi plus adaptée à la réalité en s'autorisant à penser qu'il peut réussir un apprentissage difficile. Dans ce jeu, la confrontation avec d'autres enfants permet à l'enfant de s'évaluer, d’interagir avec ses pairs, avec les adultes, de s’intégrer dans un groupe partageant un intérêt commun. Ces conflits peuvent être la cause de déception ou de satisfaction narcissiques. Dans ce sens, le sentiment de toute-puissance de certains enfants se confronte à la réalité. D’où l’importance que cette activité soit encadrée par des initiateurs, formés à ce jeu et bienveillants, qui s’offrent comme support d’identification. Ainsi, le "maître du jeu d'échecs" peut contribuer à réconcilier les élèves avec le maître scolaire. Les enfants en difficultés scolaires, et plus particulièrement ceux qualifiés d’instable, qui ont une faible estime d’eux-mêmes, trouvent par ces identifications et la confrontation à la réalité, la possibilité de renforcer leur estime de soi. Au moins pour cette raison, les pédagogies de projet et de détour utilisant le jeu d’échecs ont des effets maturatifs pour ne pas utiliser le terme de thérapeutique. En effet, ce type de pédagogie en offrant un but commun au groupe fédère les enfants et les adultes participants. A la condition que l’apprentissage du jeu ne soit pas le but*  mais un moyen pour parvenir à un objectif commun. Objectif qui reste à définir par le ou les enseignants et en discussion avec leurs élèves en n’oubliant pas que « le but, l’objectif, sa clarté et sa précision représentent une condition essentielle et souvent suffisante pour la motivation » (Lévy-Leboyer, p.10). Par ce cadre, les jeunes prennent part activement à leur apprentissage, y trouvent du sens et désirent s’intégrer dans le groupe en y trouvant leur place. Les pulsions sont ainsi canalisées. Les motivations individuelles des enfants et des adultes sont vectorisées par cette dynamique de groupe plus à même de porter et de sécuriser les individus. Ce type de pédagogie favorise la relance de la motivation et aide certains enfants à réévaluer leur estime de soi, à condition que l'éducateur adopte une posture adaptée.

 

*Rappelons que l’objectif n’est pas celui de former des champions, mais cela n’empêche pas d’enseigner des bases solides. 

 

La posture de l’éducateur

La posture de l’éducateur est centrale dans le cadre éducatif, car il garantit la sécurité affective du groupe tout en protégeant chacun des excitations externes et internes. En jouant le rôle d'un "pare-excitation", il crée un environnement serein, essentiel pour la dynamique du projet. Cette qualité relationnelle, faite de bienveillance et de contenance, est particulièrement bénéfique pour les enfants en difficulté d’apprentissage et/ou de comportement. Pour que l’éducateur puisse remplir efficacement ce rôle, une formation solide du jeu d’échecs et une formation adéquate sur la gestion des groupes sont essentielles. Cela permet de comprendre les dynamiques de classe, d’anticiper les comportements et d’adapter les stratégies pédagogiques en fonction des besoins individuels et collectifs. Des recherches, notamment celles de Carpentier et al. (2024), ont révélé que des pratiques pédagogiques adéquates et un cadre structuré influencent positivement l'engagement des élèves et la durabilité de leurs apprentissages. Elles montrent que les éducateurs bien formés en gestion de classe peuvent créer un environnement d'apprentissage positif qui favorise à la fois le bien-être des élèves et leur réussite dans les apprentissages.

 

Revenons à la définition du pare-excitation. Freud (1920) le conceptualise comme une barrière protectrice que l'appareil psychique met en place pour se prémunir contre des excitations externes et internes trop intenses. Cette barrière filtre et régule les stimuli pour éviter une surcharge émotionnelle ou sensorielle qui pourrait déborder les capacités de traitement psychique de l'individu. 

 

Ainsi, en aménageant le cadre des apprentissages, le formateur trie les informations et évite l'envahissement d'un trop nuisible à leur incorporation. La programmation de l'apprentissage répartie en niveaux de jeu, lorsqu'elle est connue de l'enfant, définit un cadre dans lequel il est capable de visualiser sa progression, de connaître les critères avec lesquels sont mesurés ses compétences. Ainsi, le formateur aménage l’épreuve de réalité. A partir de cela, l'enfant peut planifier son apprentissage, se l’approprier et accepter les difficultés qui ne manquent pas de surgir. 

 

Également, le formateur veille à ce que chaque enfant fasse l’expérience d’un espace sécurisant où les conflits ne dégénèrent pas. Comme tous les sports, cette activité canalise les pulsions agressives. Les tournois sont une démonstration de cette agressivité contrôlée. Le cadre imposé comme le silence des lieux, la position assise des joueurs, la règle pièce touchée, pièce jouée impose aux joueurs de contrôler leur pulsionnalité. Néanmoins, l’éducateur tolère les attitudes infantiles, l'excitation due au jeu, encourage les efforts, aide les réparations des blessures narcissiques. En effet, ce jeu ne peut être dissocié de ses aspects fantasmatiques. La règle fondamentale, la prise du roi* et le matériel ne sont pas sans réveiller une thématique fortement sexualisée connotée d'agressivité. Par exemple, un enfant, dont l’instabilité et l’impulsivité étaient notoires, refusait obstinément de jouer avec les blancs parce que les noirs étaient les méchants et que lui voulait être comme eux. Jouer aux échecs transpose sur l’échiquier les conflits de rivalité, avec le père, avec les pairs (la fratrie). L’échiquier devient ainsi un espace de projection où se déploie la subjectivité de l’individu tant pour les enfants que pour les grands maitres. Ainsi, ce jeu offre une opportunité d’une reprise symbolique des conflits intrapsychiques mal élaborés et d'amener l'enfant à intégrer ce pare-excitation qui permettent d'éviter les débordements pulsionnels. 

 

Echec et mat voudrait dire le roi est mort. En couchant le roi sur l’échiquier, le joueur acte l’acceptation de sa défaite. Ce qui pour certains n’est pas sans poser de problème.

 

Pour exemple, prenons la situation de deux enfants qui ont fréquenté un atelier de jeu d’échecs pendant au moins trois années. 

 

Vignettes 

Robin

Robin, inscrit à l’atelier dès le CP, se distinguait par une grande instabilité. Souvent agressif envers ses camarades, il avait beaucoup de mal à gérer la frustration. La moindre remarque le plongeait dans une spirale de dévalorisation, où il répétait qu’il était « nul » et qu’il n’y arriverait jamais. En revanche, Robin montrait un intérêt marqué pour les échecs. Son objectif principal était d’améliorer ses performances en tournoi et de passer dans les groupes supérieurs.

Le système d’évaluation, qui structurait la progression des élèves en fonction de leur niveau, devint pour lui un moteur de motivation. Robin se mit à travailler assidûment pour réussir ses tests. Bien que, dans un premier temps, il m’ait demandé à plusieurs reprises de lui permettre de passer les évaluations en avance, il finit par accepter mes refus, signe d’une évolution dans son comportement face à l’autorité et à la frustration. Il fit même preuve de persévérance, cherchant à s'améliorer afin de gravir les échelons.

Le jeu d’échecs, d’abord perçu comme un espace où il pouvait maintenir une illusion de toute-puissance, devint progressivement pour Robin un terrain d’apprentissage des règles et des efforts nécessaires pour s’améliorer. Ses multiples défaites en tournoi lui permirent d’appréhender la réalité et de travailler sur son acceptation de l’échec, tout en développant une meilleure gestion de ses émotions.

 

Gérard

Gérard fut inscrit à l’atelier d’échecs par sa mère en fin de CE2, contre son gré. Elle pensait qu’un cadre masculin l’aiderait à mieux respecter les règles. Cependant, Gérard montrait une violence physique et verbale, que ce soit envers ses camarades ou envers sa propre mère. Son comportement en groupe était marqué par une volonté de domination ; seule la première place l’intéressait. Il n’hésitait pas à utiliser la force pour se mettre en avant, notamment lorsqu’il s’agissait de se ranger avant de rentrer en classe.

Dans le cadre de l’atelier d’échecs, Gérard refusait systématiquement de jouer avec les pièces blanches, préférant les noires. Après deux ans, il finit par accepter d’utiliser les blanches, mais son comportement en jeu restait centré sur la victoire à tout prix. Il choisissait ses adversaires parmi les plus faibles et trichait dès que possible. Lorsqu’il était pris en flagrant délit, il niait, mais ne manquait jamais de se vanter de ses victoires.

Avec Gérard, le jeu d’échecs offrait une mise en scène de la loi et de l’autorité, qu’il tentait continuellement de contourner. Mais à force d’être confronté à un cadre ferme et structurant, il finit par accepter les règles du jeu et à intégrer l’idée que la victoire ne pouvait être obtenue sans respect des règles.

 

Analyse 

Ces deux enfants partagent la même difficulté d’intolérance à la frustration. Que ce soit à travers des comportements violents ou des attitudes de retrait, ils exprimaient une grande difficulté à accepter l’échec et à remettre en question leur toute-puissance. Le jeu d’échecs, par sa nature compétitive et ses règles strictes, les confrontait directement à leurs limites, mais dans un cadre prévisible et sécurisé. L’adulte jouait ici un rôle essentiel, celui de pare-excitation pour reprendre le terme plus haut. En effet, en tant qu’enseignant et médiateur, mon rôle était de garantir le respect des règles tout en offrant un soutien émotionnel, permettant ainsi aux enfants de faire face à leurs frustrations. Le cas de Robin illustre comment le jeu d’échecs peut être utilisé comme un outil pour moduler le besoin de toute-puissance. Au départ, Robin voyait les échecs comme une manière de maintenir cette illusion, mais il a progressivement compris qu'il existait des étapes à franchir et des compétences à acquérir avant de devenir un bon joueur. Ce processus l’a obligé à accepter l’effort et à développer une persévérance nouvelle, favorisant un réajustement de son estime de soi.

Quant à Gérard, il donne à voir, de façon plus prononcée que Robin, une particularité relationnelle* . Son refus de se placer en second, en insistant à jouer uniquement avec les pièces noires et en choisissant des adversaires plus faibles pointent cette modalité relationnelle particulière où tout doit se traiter dans l’immédiateté et où le regard a une importance considérable. Du moment où Gérard projette que l’adulte ne le voit plus alors celui-ci ne s’intéresse plus à lui. Cette projection engendre chez lui un sentiment de rejet et d'isolement. Serait-ce là une marque de l’angoisse d’abandon ? La mise à distance de cette angoisse par l’accrochage à la toute-puissance et la déformation de la réalité sont des systèmes de défense efficaces. Ainsi, il déploie tous les moyens possibles pour demeurer visible aux yeux de l’adulte et maintenir une relation privilégiée avec lui. Cette relation devient alors un vecteur de valorisation, essentielle pour soutenir son sentiment de soi très fragile. Toutefois, le cadre imposé par l'activité l'a peu à peu amené à accepter les règles du jeu, la réalité, et à trouver une forme de satisfaction dans une relation un peu plus sereine avec ses pairs.

Ainsi, le jeu d’échecs, comme activité de médiation culturelle, au sens de Boimare (1999), a été l’occasion pour ces enfants d’expérimenter leurs limites, développer leur persévérance et réajuster leur estime de soi, tout en apprenant à interagir avec les autres de manière plus apaisée. Afin de relativiser le propos, il était nécessaire de veiller en permanence au respect du cadre car ces enfants ont une nette tendance à vouloir créer des relations affectives, privilégiées avec l’adulte et ainsi de provoquer des conflits avec ses camarades. 

 

* Je ne développerai pas l’analyse de cette modalité relationnelle afin de rester centrer sur le propos.

 

Conclusion

Ces dernières décennies, l’intégration des jeux dans l’éducation a démontré leur valeur, notamment les échecs, en tant que levier pour le développement cognitif et psychoaffectif. Les recherches actuelles confirment les bénéfices des échecs sur la concentration, la pensée critique, et l’estime de soi, offrant un cadre stimulant pour les élèves, y compris ceux en difficulté. Au-delà d'un simple exercice intellectuel, ce jeu crée un espace de médiation culturelle qui favorise la persévérance, la motivation et l'implication active des enfants. Les échecs, soutenus par un accompagnement bienveillant, deviennent ainsi un précieux outil d’apprentissage et de développement personnel.

 

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