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Parlons de la fonction paternelle à l’école

L’instabilité d’un enfant dans une école est un phénomène difficile à accompagner car il gêne considérablement le bon fonctionnement du groupe tant dans sa cohésion que dans ses apprentissages. Comme l’a écrit Winnicott (1956, p. 296) : « Il y a dans la tendance antisociale un élément spécifique qui oblige l'environnement à être important. Le patient oblige quelqu'un, par des pulsions inconscientes, à le prendre en main ». Cette obligation de focaliser sur lui l’attention provoque des réactions dans le groupe qui ne font que majorer la problématique. En analysant une situation, je vais essayer de montrer que les réponses reposent sur deux préalables à savoir ne jamais rester seul en se réunissant avec ses collègues et coopérer avec les parents. Ces deux points posent le socle d’une alliance éducative.

 

Avant d’évoquer les situations, il est essentiel de comprendre de quoi il s’agit lorsque nous parlons des difficultés comportementales. Quel est le degré d’instabilité ? Parle-t-on d’agressivité, de destructivité ? Est-ce un état chronique, passager ? Quelles sont les incidences par rapport aux apprentissages, à la vie du groupe ? Il ne s’agit pas de la même situation et pas du même type d’intervention face à une instabilité réactionnelle à un évènement ou face à des difficultés comportementales, symptômes d’une pathologie psychique. L’âge, le sexe sont des variables importantes. Le degré de tolérance de l’environnement est un autre facteur. Bref, « si ces troubles sont très fréquents, ils sont aussi parmi les plus discutés. D’ailleurs, la part de subjectivité dans leur reconnaissance est particulièrement importante. En effet, ces manifestations ou symptômes forment une entité pathologique problématique qui ne fait pas l’objet d’un consensus minimal chez les spécialistes de la santé mentale. En pratique, les symptômes réunis sous ce terme sont de nature très différente » (Voyazopoulos, 2001, p.26). Aussi, notre propos ne consistera pas à nous intéresser à la psychopathologie mais à définir un cadre pour accompagner cette instabilité. Deux questions semblent essentielles. Les parents et les enseignants peuvent-ils faire alliance ? Et quelles significations donnent les enseignants, à ce comportement ? Ce questionnement met en avant la primauté de la qualité de la réponse de l’environnement. Winnicott insiste sur l’adéquation des réponses de l’environnement dans le sens où ce dernier ne produit pas de mesures de rétorsions. De quoi parle-t-il ? L’environnement doit accueillir la destructivité et non pas la rejeter. Il est affecté mais il résiste à la destructivité. Et le point le plus important est sa capacité de rester dans un lien créatif avec l’enfant destructeur afin d’assurer le sentiment de continuité. Dans l’article L’utilisation de l’objet et le mode de relation à travers des identifications, Winnicott (1975) nous apprend que la pulsion destructrice crée la qualité de l’extériorité. Autrement dit, il nous montre comment cette pulsion participe à la construction de la permanence de l’objet et ainsi de la genèse de l’altérité. Pour cela, la capacité de survivance de l’objet attaqué doit se vérifier. L’enfant expérimente que ses attaques destructrices ne détruisent pas l’objet ; il est atteint, affecté mais pas détruit. Dans l’alternance présence et absence, le nourrisson observe que ses attaques destructrices à l’endroit de la Mère ne la tue pas. Il vérifie sa survivance malgré son absence. Si la Mère n’est pas là, c’est qu’elle est ailleurs, disait Diatkine. Ce mouvement permet de placer l’objet en dehors de soi. Dans le fantasme, l’objet toujours en train d’être détruit donne consistance à la réalité de l’objet comme externe à lui. Il survit comme tel, et de ce fait attribue la qualité de constance à celui-ci. L’objet prend consistance en dehors du monde fantasmatique. Il s’inscrit dans l’ambivalence. L’objet est aimé pour sa présence et haï dans son absence. Si la capacité de survivance de l'objet ne se vérifie pas, l’objet n’arrivera pas à être extériorisé. Alors la destructivité ne se trouve pas canalisée et entravera le travail de l’ambivalence. Il est compréhensible que cette explication soit difficile à entendre par les enseignants en prise avec de sérieux dérapages comportementaux. Mais en arrière-plan, derrière les aspects opératoires où l’enfant met à mal l’organisation des cours et déstabilise la cohésion du groupe, il est fondamental de considérer le plan fantasmatique. Les attaques destructrices ne visent pas l’enseignant, elles seraient plus à considérer comme l’effet de la pulsion anarchiste au sens de Zaltzman. Ce concept articule une manifestation spécifique de la pulsion de mort : servir la vie comme dernier recours pour la survie. Les déliaisons produites par la pulsion anarchiste n'ont pas d'autre visée que de rendre la vie à nouveau intéressante mais au prix d’un équilibre instable. Concernant les adultes, ces enfants renvoient à l’enseignant une image de mauvais objet, impuissant, équivalent au mauvais parent face au bébé qu’il ne sait pas aimer comme il faut, voire le renvoie à des motions de haine répréhensibles et insoutenables. Le conflit psychique se focalise sur le mauvais parent agressant l’image de l’enfant idéal du bon parent, impuissant à le protéger. Ces enfants ne peuvent pas être porteur de projections rassurantes. Les enseignants sont renvoyés à une angoisse dépressive où le sentiment d’agresser l’élève idéalisé est prégnant. Face à cette pulsion destructrice déniée, des mesures protectrices de l’enfant idéalisé se traduisent par la projection de la culpabilité et la déflection de cette pulsion sur les parents et l’élève. Mais dans le même temps, comme l’a montré Mélanie Klein (1934), la recherche d’une gratification illimitée se laisse entendre dans une réparation forcenée de l’enfant qui devient alors objet de soin. Et cela est préconisé par la vision neurobiologisante de la Haute Autorité de Santé qui ne prend en compte que les facteurs endogènes de l’enfant. Dans la plupart des cas, les enseignants réagissent rapidement en envoyant l'enfant non conforme aux normes vers des structures externes de l'école, sans consulter l'équipe pédagogique. De ce fait, ils deviennent des prescripteurs de soins tels que l'orthophonie, la psychomotricité, le CMP, le CMPP, etc.. Ils se tournent vers des plateformes de coordination et d'orientation proposant des protocoles "prêts à l'emploi" aux allures miraculeuses. Par exemple : une directrice d’école maternelle a convoqué des parents d’un enfant de petite section après deux mois d’école, leur conseillant de prendre un rendez-vous avec le CMP car il avait des comportements agressifs et n'arrivait pas à s'intégrer. Cette décision, prise dans l'intérêt de l'enfant et sans concertation avec l’équipe, a finalement conduit les parents à le retirer de l'école. La volonté d’inclusion à tout prix rime souvent avec exclusion.

 

Si nous suivions la pensée winnicottienne, il serait plus adapté d’assurer l’accompagnement, de maintenir le lien. Avant toute décision, l’urgence ne serait-elle pas de se donner le temps de la réflexion ? Chaque situation est singulière. Pas de recettes toutes faites comme solution. Il s’agit d’une prise en charge individuelle par la collectivité qui aura, peut-être, des effets thérapeutiques. En cela, le psychologue en travaillant avec les parents et les enseignants aide à la levée de « fixations » en faisant évoluer les liens parents/enfants (Goldman, 2022). Parallèlement, la réunion d’une équipe pluridisciplinaire (parents, pédagogue, psychologue, médecin scolaire, de PMI), appelée équipe éducative, est une proposition de nouage de l’alliance éducative entre les différents partenaires. Et en amont, la réunion de l’équipe pédagogique, administrativement dénommée concertation, dans laquelle est intégrée le RASED s’avère incontournable. J’y reviendrai dans la discussion. Ces réunions, dans l’offre de la croisée des regards, permettent de penser un enfant, et d’ajuster un discours commun que chacun intègre en fonction de sa spécificité. Les présences du psychologue et du médecin permettent, entre autres, de pointer ce qui serait du ressort du pathologique. Et de ce fait, d’éviter de pathologiser outre mesure. (Pause, questions, …)

 

Une problématique récurrente des analyses de la pratique professionnelle des psychologues de l’Éducation nationale de type EDA concerne la fonction paternelle, que je préfère désigner par fonction différenciatrice. En préambule, je dirais que celle-ci exige que chacun soit à sa place selon sa spécificité. Prenons un exemple concernant les difficultés comportementales. 

 

Michaël

Michaël, trois ans et demi, est fils unique d’un couple qui s’est séparé au moment de l’annonce de la grossesse puis s’est reconstitué pour des raisons qui me sont restées inconnues. Il fréquente la petite section d’une école maternelle de trois classes d’un secteur relativement tranquille. Son enseignante ne peut pas s’appuyer sur ses collègues. Chacun dans sa classe. Michaël est immédiatement remarqué dès le début de l’année pour une grande instabilité motrice très fortement colorée d’agressivité envers les enfants et les adultes. Il ne supporte pas qu’un enfant s’approche de l’enseignante. Son agitation motrice à cet instant est à son paroxysme. Il peut alors agresser directement l’enfant en le poussant, le griffant ou en se saisissant d’une paire de ciseaux, ou indirectement, en déchirant les travaux réalisés. Quand il désire un jouet, il ne se préoccupe pas de qui se trouve sur son chemin. Le délai de latence est écrasé, il est dans l’immédiateté. Ainsi, que ce soit un individu ou un objet, sa réponse est identique face à la frustration ressentie. Le langage en production est quasi absent. Néanmoins le langage en compréhension paraît relativement correct. Près de l’adulte, Michaël arrive à se calmer et peut alors se concentrer sur une tâche scolaire qu’il réussit de façon relativement correcte, montrant des facultés intellectuelles que nous qualifierons d’ordinaires. Ces dernières resteront à vérifier mais la priorité n’est pas là. Le point le plus important à cet instant est de noter qu’il est canalisable dans une proximité avec l’adulte. Mais cela reste assez fugace dans la mesure où il est très sensible à son environnement, donnant à voir une surveillance constante de ce dernier. A la moindre occasion, un enfant qui s’approche, l’enseignante qui se détourne de lui, Michaël repart pratiquement instantanément dans une agitation motrice, où la destructivité n’est jamais bien loin. Il ne semble pas pouvoir se laisser aller à des moments de régression, de repli sur lui-même. Il est physiquement tendu, il est constamment sur la brèche.

 

Du côté de l’école, du fait de la teinte destructrice de l’instabilité de cet enfant, la première réponse fut de faire en sorte qu’il ne vienne que le matin. Faute de pouvoir s’appuyer sur l’équipe comme souligné plus haut, l’enseignante proposa le mi-temps. N’étant pas d’accord avec cela, les parents allèrent trouver la directrice qui menaça de déscolariser l’enfant. Ceci eut pour effet de faire accepter le mi-temps comme un pis-aller. Au passage, posons-nous la question de qui représente la loi ? En miroir, la question pour le couple se pose. La maman était plus à même d’entendre le discours de l’enseignante. Du côté du père, la banalisation du comportement de son fils était la règle. Le désaccord de l’équipe venait répondre en écho à celui du couple. L’école apparaissait comme un lieu de projection de leurs difficultés d’être. Leur tentative inconsciente de prendre à témoin l’équipe de l’école, en désignant leur fils comme point de focalisation, a été une réussite, ouvrant la porte aux attaques de l’équipe qui n’allaient pas s’arrêter de sitôt. Les parents pouvaient tenir des discours différents en fonction de leurs interlocuteurs. Bref, à un moment donné, plus personne ne savait clairement où en était la situation si ce n’est que Michaël venait à mi-temps, le matin. De plus, les parents pouvaient arriver avec du retard pour reprendre leur enfant.

 

Dans le contexte tendu au sein de l’équipe, l’enseignante ne pouvait pas s’appuyer sur ses collègues ; chacune dans sa classe lui avait-on dit. L’enseignante vivait pour la première fois ce genre de situation. Elle se sentait déstabilisée du côté de l’enfant, des parents, de l’équipe, de l’institution aussi dans la mesure où elle se questionnait par rapport à sa hiérarchie. Sa créativité d’enseignante se trouvait compromise. Malgré cela, elle se débrouillait avec l’ATSEM (Agent Territorial spécialisé des Écoles Maternelles)  de la classe qui était devenue une AESH improvisée (Accompagnant d’élève en situation de handicap). Celle-ci était monopolisée par cet enfant, pour éviter tout ennui avec les parents. Il est vrai que certains enfants se sont retrouvés dans un état évoquant l’attaque aussi rapide que soudaine d’un alien . Les parents de Michaël constataient les faits mais banalisaient. D’ailleurs, leur médecin disait que Michaël allait bien et qu’il était donc hors de question pour eux de rencontrer le psychologue de l’école pourtant recommandé par l’enseignante. De son côté, la directrice n’en parlait pas puisque la solution était la déscolarisation. 

 

Dans la classe, l’enseignante avait recherché des réponses aux difficultés. Un premier constat était la contamination des autres enfants présentant des fragilités. Michaël attirait comme un aimant les enfants, surtout les garçons, qui devenaient assez incontrôlables. Sa première idée fut de lui donner une place privilégiée au moment du regroupement de l’accueil du matin, à côté d’elle, écartant l’enfant des autres et le tranquillisant. Outre l’effet recherché, cela exacerba les rivalités entre enfants : Qui serait à côté de la maîtresse ? Dans un deuxième temps, elle lui désigna une place fixe parmi les autres : près d’un mur d’un côté et d’une camarade de l’autre ; près de qui rester calme. Le résultat fut très aléatoire.

 

Vers la fin du premier mois, en raison du comportement de l’enfant et de la situation qui se dégradaient, les parents refusant toute rencontre avec le psychologue, je fus interpellé par l’enseignante puis par la directrice de l’école. Les aspects pathologiques ressortaient nettement. L’instabilité comportementale de Michaël était renforcée par la mésentente entre les adultes ou tout au moins celle-ci avivait-elle le brasier. Un axe se dégageait : La réponse devait dépasser le cadre de la classe et de l’école. Seule une réponse institutionnelle, qui remettrait de la Loi, autrement dit qui permettrait de se mettre en accord, chacun à sa place, aiderait l’enfant et les protagonistes de la situation. Ainsi, je me positionnais comme tiers et proposais à l’équipe de rencontrer les parents, s’ils le désiraient, tout en ayant entendu qu’ils y étaient opposés. Je mis en avant le fait que nous pourrions travailler l’inscription vers une scolarisation à temps plein et non pas une déscolarisation qui n’est pas du ressort de l’école et ne devait être envisagée qu’en ultime recours. Elle ne pouvait être la décision d’une seule personne faisant sa Loi, mais une décision institutionnelle. Autrement dit, quitte à me répéter, un discours partagé par tous où chacun est à sa place.

 

Ainsi dès l’après-midi, la mère de Michaël me téléphona pour obtenir un rendez-vous que je donnai dès la semaine suivante. Le rendez-vous fut l’occasion pour les parents de se plaindre de l’école qui les persécutaient. Leur enfant était désigné comme la bête noire. Suite aux agressions de leur enfant, des parents eurent des propos menaçants. Rapidement, la discorde parentale sur les aspects éducatifs apparut. Du côté du père, seule la discipline rigide avait du bon ; posture paternelle à laquelle la mère essayait de faire contrepoids. Elle s’inquiétait en permanence pour son fils, et ce dès la naissance. Elle avait l’impression qu’il allait lui arriver quelque chose de néfaste. Du côté du père, cette inquiétude se retrouvait mais était dans le même temps déniée. En effet, beaucoup plus tard, quand le CMP proposera un transport taxi, le père écartera la proposition en déclarant qu’il était hors de question de laisser son fils seul avec un homme. Que pouvait-il lui arriver ? Cela nous éclaire quant à la teneur des fantasmes agissant à bas bruit et qui orientaient l’intersubjectivité familiale et les relations avec leur environnement. Leur passé d’enfant pesait nettement sur leurs représentations. Ils montraient ainsi un trop grand et rigide décalage entre l’enfant imaginé de chacun d’eux et celui de la réalité. Cet entretien a permis de glisser de l’école vers le familial. Comme très souvent, l’école est la scène où se révèlent les problématiques familiales. Par contre, le traitement de la situation par l’école majorait les effets délétères. Comment faire en sorte de renvoyer les problèmes de là d’où ils viennent ? Comment éviter les zones de recouvrement entre le familial et le social, représenté par l’école ? Comment marquer la séparation de ces espaces ? Ce qui ne veut pas dire, ne pas en tenir compte. Cela n’est pas synonyme de rigidité, mais plutôt d’aménagement où la symbolique remplira son rôle.

Une des causes de l'apparition de ces zones de recouvrement (de confusion) est l'invalidation de la séparation entre la sphère familiale et le social. Le père social figuré par l'enseignant, ne fait plus office, pour des raisons diverses, momentanément ou chroniquement, de détenteur d’un discours qui permet à chacun de se repérer. Dans cette situation, l’ambiance d’équipe, la pathologie de l’enfant, les pressions de certains parents, ont fortement déstabilisé l’enseignante au point d’oblitérer sa créativité, autrement dit de l’empêcher de réfléchir en tant que pédagogue. Elle ne s’en voulait en se déclarant pas à la hauteur. Elle en perdait le sommeil. Elle cherchait désespérément des solutions pour tenter de réparer cet enfant. Elle s’aventurait à conseiller aux parents de coucher plus tôt l’enfant, d’éviter les programmes de télévision trop violents, d’aller consulter un orthophoniste, d’aller voir un médecin pour des médicaments parce qu’à la télévision elle avait vu une émission avec des enfants déclarés hyperactifs, elle s’en voulait aussi de laisser filtrer une plainte sur l’école. Des mesures coercitives apparaissaient par peur des autres parents. Par exemple, Michaël n’avait plus le droit aux récréations ; l’ATSEM devait le surveiller en permanence, provoquant de ce fait des crises de violentes colères qui elles-mêmes justifiaient cette mesure. 

 

Dans un premier temps, pour éviter cette confusion, la nécessité impose un cadre qui permette de repérer les espaces, les temps. Mis en confiance, les parents me donnèrent l’autorisation de rencontrer leur enfant. Des rendez-vous furent pris pour l’enfant et pour eux pour que je leur parle de mes observations.

Le retour vers les parents avait plusieurs objectifs :

• Leur donner une image du fonctionnement psychologique de leur enfant dans le groupe-classe ;

• Proposer une réflexion à partir de l’examen psychologique ;

• Voir comment ils percevaient le nouvel état d’esprit de la scolarisation de leur enfant. C'est-à-dire essayer de percevoir si une alliance éducative était concevable ;

• Commencer à travailler avec eux pour passer le relai vers une prise en charge de soins de type CMP ;

• Soutenir le processus de parentalisation, en les inscrivant avec l’équipe pédagogique dans des réunions de synthèse régulières.

 

Quelle réponse institutionnelle inventer ?

L’enseignante spécialisée à dominante pédagogique s’est proposée de venir dans la classe pour aider en co-intervention. Pendant quinze à vingt minutes, elle s’occupait du groupe, libérant ainsi l’enseignante qui utilisait ce temps pour proposer une activité à Michaël et à un autre. Cela a permis à Michaël d’installer une relation de confiance avec son enseignante. Il est à remarquer que nous n’avions pas misé sur la possibilité de transférer la relation de confiance établie entre le maître E et l’enseignante de la classe. 

 

Du côté parental, la discorde de l’équipe de l’école répondait à celle de leur couple, voire pour chacun des parents, à leur propre conflit psychique projeté sur la scène externe, faisant ici l’économie d’une élaboration interne en projetant le persécuteur sur cette école qui souffre, à sa manière, de la même problématique. L’enfant, symptôme des parents, devient le symptôme des couples école-famille, enseignante de l’enfant et directrice, et ce à l’insu de tout le monde. En raison de cette intrication interrelationnelle systémique, la réponse à cette problématique ne peut pas se limiter à un étiquetage nosographique de l’enfant puis à une mise en place d’un protocole standardisé afin de l’inscrire dans les normes attendues. Pour cela, la réponse raisonnable est d’amener les protagonistes à se rencontrer afin de poser le conflit mais dans des conditions où chacun à et de sa place sera à même d’écouter l’autre, de prendre la parole et de définir collégialement un projet. Et comme le paysage se crée en marchant, il sera nécessaire de le réajuster en se réunissant régulièrement. Du côté de l’école, la tenue des réunions de l’équipe pédagogique (le RASED en fait partie) a pour objectif, entre autres, de parler d’une situation et d’ajuster un discours autour de la situation de l’enfant qui permet de donner une cohérence institutionnelle au sens de Delion. L’enfant, les parents se font une représentation du groupe des professionnels qui l’accueillent, et qui sont unis par un pacte général. Ils travaillent dans la même institution mais peuvent avoir des avis différents sur une situation. « C’est parce que les adultes qui sont là en position professionnelle peuvent échanger leurs points de vue différents mais complémentaires  qu’on va trouver ce qu’on appelle une cohérence institutionnelle. » Sur ce socle, émerge l’alliance éducative qui se concrétise par l’invitation des parents à coopérer dans un projet modulable, discuté et partagé par tous. Le projet a été établi selon cette trame :

• Synthèses régulières entre la directrice, l’enseignante et les parents (environ 1 fois par mois). A ces réunions, j’y participais.

• Concertations entre l’équipe enseignante de l’école et le psychologue (deux dans l’année) ;

• Maintien de la scolarisation de l’enfant avec l’idée d’allonger progressivement le temps de scolarisation ;

• Lors d’une crise, qui ne permet pas de le maintenir en classe il est pris en charge par une des autres enseignantes de l’école ;

• Les parents s’engagent à respecter les horaires scolaires ;

• L’enseignante spécialisée E viendra dans la classe deux fois par semaine pour travailler en co-intervention avec l’enseignante.

• Le psychologue se déplacera à différents moments pour évaluer l’évolution de l’intégration scolaire de Michaël.

• Les parents sont par ailleurs invités à travailler avec le CMP.

 

En l’espace de deux trimestres, l’évolution de l’enfant a été notable. La prise en charge CMP s’est vite installée. A la rentrée des vacances de printemps, l’enfant a été scolarisé à temps plein. Il y eut des moments difficiles qui ont fait craindre le pire. Mais la cohésion de l’équipe a pu maintenir le projet. Elle a été le fil rouge de celui-ci, véritable repère pour tout le monde et surtout pour l’enfant qui se rendait compte qu’il n’était pas si destructeur qu’il avait pu l’imaginer. La réparation pouvait s’envisager. Par exemple, selon une idée de l’enseignante, il acceptait de donner un dessin, enfin un gribouillage, à un enfant de la classe qu’il avait rudoyé. Il acceptait également d’être sermonné sans que cela provoque une crise. Cette nouvelle capacité, ressenti de culpabilité a minima, est le point d’appui sur lequel l’enfant peut aborder l’angoisse dépressive, en lien avec la reconnaissance de l’autre comme individu séparé de lui. De son côté, l’enseignante a vécu ce processus de réparation. Non pas, et surtout pas, en soignant l’enfant, mais en relançant sa propre créativité.  Elle s’est remise au travail, pour toute la classe aidant ainsi chaque enfant à trouver sa place. Elle ne se sentait plus attaquée par Michaël. Elle avait compris que les pulsions destructrices ne la visaient pas elle en tant qu’individu. Elle s’autorisait à penser que n’être pas à la hauteur n’équivalait pas à détruire un enfant mais simplement à cerner son champ de compétence d’enseignante. Elle signifiait à elle-même et à Michaël qu’il n’était pas tout pour elle et qu’en tant que professionnelle, elle désire ailleurs. Elle nommait le Père, l’institution qui avait trouvé une cohérence institutionnelle et portait un projet pour cet élève.

 

Pour les parents, l’école ne fut plus le lieu de projections de leur discorde, dégageant ainsi leur enfant du conflit de loyauté vécu entre la famille et l’école. Pour Michaël, les soins se sont mis en place. Ce projet a opéré un effet thérapeutique dans le sens où il a délimité les espaces famille, école et soins. Il existait désormais pour Michaël, un dedans et un dehors, et un temps pour chaque lieu. 

 

Discussion

Cette situation nous éclaire sur l’importance du cadre à définir pour accompagner les situations scolaires complexes.  L’histoire de l’enfant, voire sa préhistoire, le tableau des symptômes, la tolérance envers ceux-ci, la possibilité d’alliance éducative, tant du côté des enseignants que de la famille, autant de facteurs essentiels dans la prise en charge de la situation et de son avenir. Un point essentiel est de souligner que l’interrelationnel de l’école faisait écho à la mésentente du couple. L’ambiance de l’école était houleuse, montrant que la loi n’était pas représentée, faute de cohérence institutionnelle. Chacun faisait la loi, sa loi, majorant les effets d’un cadre familial souffrant de la même problématique. En élargissant le propos, nous sommes confrontés tant sur le plan familial qu’institutionnel sur la notion de la fonction paternelle. Dans le cadre des analyses de la pratique professionnelle de psychologues de l’Éducation nationale, ce travail de la triangulation, de la différenciation, dans le relationnel école-famille s’avère central. Les situations qui flambent, remontant vers les pôles de ressources ont en commun l’invalidation de la fonction paternelle. Du moment où la triangulation arrive à se travailler, la situation s’apaise et permet, par le portage en commun de celle-ci, de proposer des actions cohérentes, lisibles et partagées par tous. Il est à remarquer que le travail thérapeutique, CMP pour Michaël et psychothérapeute en libéral pour Mathias, ne pouvait se proposer que du moment où le travail de triangulation a permis le nouage de l’alliance. Ce constat laisse songeur quant aux envois précipités vers les lieux de thérapie par les enseignants sans le travail de l’équipe pédagogique avec les parents. Question corollaire et pas des moindres, quels sont les partenaires de l’alliance avec les enfants placés ?

 

Rappelons ce qu’est la fonction paternelle. Par celle-ci, la Mère est encline à signifier à elle-même et à son enfant que ce dernier n’est pas tout pour elle et en tant que femme, elle désire ailleurs (La censure de l’amante de Michel Soulé). Pour cela, elle désigne un autre, un différent d’elle. Ce différent est le Père. Par cette désignation, le désir maternel prend sens pour l’enfant et l’invite à nommer la différence : la sienne de sujet, celle des sexes, des générations, des places symboliques. L’enfant est ainsi invité à porter son regard vers cet autre soutenant le désir de la Mère (Traduction institutionnelle : Le professionnel est enclin à signifier à lui-même et à l’élève que ce dernier n’est pas tout pour lui et qu’en tant qu’individu, il désire ailleurs. Et cet autre, désigné par le professionnel est l’institution fonctionnant dans une cohérence institutionnelle). Mais faut-il que ce Père soit présentifié par une personne, par une institution et qu’il désire tenir cette fonction ! Il doit donc exister réellement, être socialement reconnu et être lui-même traversé par la Loi, via le langage. Autrement dit, il n’est pas la loi, il n’est pas tout* . Le processus de séparation, initié par la désignation du Père par la Mère, puis confirmé par le Père, introduit l’enfant à la différenciation des générations et de sexes. Il assure la voie de l’altérité, de la socialisation et sur un autre plan, l’accès à la symbolique. Pour faire court, la fonction paternelle soutient l’interdit de l’inceste. Mais l’instauration de cette fonction symboligène, dépend d’un tout premier temps où la fonction potentiellement symbolisante des premiers objets œdipiens permet une appropriation subjective et subjectivante du sujet, pour reprendre les termes de Roussillon (1997). En résumé, la reconnaissance de l’altérité, la subjectivation, découle de processus inter et intrapsychiques, vectorisés par l’histoire personnelle de chacun. Entre parenthèses, il serait peut-être intéressant de nommer la fonction paternelle fonction différenciatrice pour insister sur son rôle symboligène et pour éviter certaines ambiguïtés concernant le paternel et plus particulièrement l’autorité paternelle.

 

Qu’en est-il de la fonction paternelle dans les institutions où les synthèses n’existent pas où ne ressemblent en rien à une synthèse ? Quel type de communication dans l’institution ? Qu’en est-il de la hiérarchie ? Pierre Delion écrit : « Dans mon expérience de soignant, l’instauration de tels fonctionnements basés sur une hiérarchie subjectale et non plus seulement statutaire, amène une transformation rapide de l’ambiance de travail, un portage collectif des situations les plus difficiles et une possibilité de lecture à plusieurs des phénomènes préoccupants (violence, bouc émissaire, …). »

 

Sur le plan institutionnel, la question est de savoir comment soutenir cette fonction défaillante. Comment la repérer ? Nous nous retrouvons très souvent dans la situation décrite par Jean-Pierre Lebrun (2009, p. 166) à propos des institutions : « nous pouvons appréhender qu’un système social, fonctionnant comme une mère qui se contente de renvoyer à un autre mais qui n’accepte pas vraiment que cet autre intervienne de son lieu propre, prend littéralement en tenaille l’intervention du père réel et de facto, promeut la persistance de la toute-puissance infantile. En même temps, il dissuade de la rencontre avec la toujours imparfaite réalité et ainsi entrave l’accomplissement du travail de deuil nécessaire au sujet pour aller plus loin sur le chemin de la subjectivation. » Les fonctionnements en atome libre sont la porte ouverte à la toute-puissance infantile, annihilant le travail d’équipe, disqualifiant une possible cohérence institutionnelle et ainsi empêche une alliance éducative.

 

La projection holographique

Pour cela, les réunions de constellations, terme de Delion, sont l’occasion pour les intervenants de parler d’un enfant afin de rassembler les différents éléments de projection. Nous pourrions modéliser cela par la projection holographique. Elle s’opère lors des rencontres entre professionnels (et aussi pendant les entretiens avec les parents). Ces moments sont des occasions précieuses pour l’écoute de la parole. A la condition d’une parole authentique, dans le sens où celle-ci est investie émotionnellement, éloignée de préoccupation nosographique. La narration de l’histoire de la rencontre avec l’enfant en difficulté s’y déploie. Les adultes, en lien avec un enfant embourbé dans les difficultés d’apprentissage, comportementales, racontent leur rencontre chargée émotionnellement. Ils ne font pas qu’une description, un état des lieux, ou alors ce serait passer à côté de l’objectif de ces dispositifs. Une autre façon de dire est celle de Pierre Delion (2007, p.52) en nommant la fonction Balint : celle-ci « laisse émerger chez le professionnel l’entièreté de ses compétences dans la durée de la relation, plutôt que de l’engager à demander son avis à un expert et ainsi à se soustraire du problème relationnel contenu dans la difficulté mise en évidence par la rencontre. » Le récit, adressé à l’autre, est alors un moment de subjectivation. Le sujet s’interpelle sur sa façon d’appréhender la situation, en fonction de ce qu’il est, de sa problématique. Ce mouvement est propice à des prises de conscience sur ses façons d’interagir. Cette projection temporelle, multidimensionnelle - holographique*  - et en un seul lieu, compose une image dynamique de l’enfant. Loin d’être définitive, cette image se modifie en fonction de l’évolution de l’enfant et des adultes au décours des réunions mais des traits invariants demeurent constants. Ainsi, l’enfant réel échappe à toute définition : son caractère insaisissable est son essence même. Cette expérience holographique donne du sens à cette participation collective, tissant une enveloppe narrative aux effets maturatifs. Winnicott (1956) parlait du holding pour définir un environnement contenant qui sous-entend la préoccupation maternelle primaire. Delion traduit cela par la fonction phorique. Cette fonction pourrait rendre compte du portage institutionnel des situations des enfants en difficulté d’apprentissage prises en charge par un RASED. Mais, et insistons sur ce mais, ce portage serait stérile s’il n’y avait pas de métaphorisation possible, c’est à dire une mise en sens de la situation apte à provoquer des bougés de représentation source de retricotage relationnel. Ne serait-ce pas là le travail final du groupe ? Dans la danse interactive mère-bébé, à partir des signes émis par l’enfant, la mère l’aide à comprendre ce qui se passe pour lui. Elle l’aide à déchiffrer ses sensations ; elle le sémantise. La dyade expérimente et se fabrique un vocabulaire compréhensible. Cela est possible à la condition que la mère accepte l’autre en soi ; le différent. La mère reconnaît son bébé comme étant autre, un sujet en devenir. Ainsi ce climat de confiance et de stabilité façonne un contenant sécurisant et offre la possibilité de créer un espace transitionnel ; aire intermédiaire d’expérience entre le dedans et le dehors. J’ouvre une rapide parenthèse pour souligner que cela est opérant si la maman peut se fier à un autre qui la sécurise. Autrement dit, elle est elle-même dans un climat de confiance et de stabilité, et là, elle a toute une histoire à raconter. De même, la réunion de groupe baignée dans un climat de confiance et de stabilité est un lieu de portage collectif des situations, un espace d’expérimentations, de production et de lecture de l’hologramme en lui donnant un sens partageable tout en soutenant un processus de différenciation du soi au sein de l’équipe. Ainsi, les concertations RASED-enseignants ont la potentialité d’être des temps de rencontre de l’équipe pédagogique animée par un esprit d’équipe. Entendons par esprit d’équipe, un groupe centré sur un objet de travail et tenant compte les uns des autres, induisant un travail de différenciation du soi en écho aux mécanismes de défense à valence narcissique induits par les fragilités identitaires inhérentes à l’intersubjectivité groupale. Ce fonctionnement implique de fait l’établissement de liens de confiance, créant un contenant sécurisant, entre collègues qui peuvent s’autoriser à s’interpeller, à parler de leur place et à penser de façon différenciée autour d’un objet de travail. 

 

*L’hologramme serait l’image de la croisée dynamique du portage des signes de chacun que Delion nomme fonction sémaphorique.

 

Bibliographie

Delion, P. (2019). Etre porté pour grandir. Yakapa, Bruxelles.

Delion, P. (2007). « La fonction Balint » Sa place dans l’enseignement et dans la formation psychothérapeutique et son effet porteur dans la relation soignants-soignés. Vie sociale et traitement, 95, 48-52.

Goldman, C. (2022). Faut-il repenser les états-limites de l’enfance ?. Le CarnetPsy. 36-42.

Klein, M. (1934). Contribution à l’étude de la psychogénèse des états maniaco-dépressifs. Essais de psychanalyse. Paris, Payot, 1982, 311-340.

Lebrun, Jean-Pierre (2009). Un monde sans limite suivi de Malaise dans la subjectivation. Paris, Eres.

Roussillon, R. (1997). La fonction symbolisante de l’objet. Revue Française de Psychanalyse, 2, 399-413.

Stern, D. (1981). Mère-enfant, les premières relations, Bruxelles, Mardaga.

Voyazopoulos, R. (2001). Enfant instable, enfant agité, enfant excité. Enfances & Psy, 2, 26-34.

Winnicott, D.W. (1975). L’utilisation de l’objet et le mode de relation à travers des identifications. Jeu et réalité. Paris, Gallimard, 120-130.

Winnicott, D.W. (1956). La tendance antisociale. De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris, Payot. 1969, 145-158.

 

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