Le mot trouble et ses conséquences
Alain Noble
Nous sommes inscrits dans la culture de notre époque au sens large. Elle nous inculque des valeurs, notre façon de penser, de bouger, de nous habiller, de nous exprimer, bref elle nous façonne intimement. Aussi, en tant que personnel de l’éducation nationale ayant pour mission d’éduquer les futurs citoyens et avant tout d’aider au développement des enfants, il est essentiel de prendre un temps de réflexion sur les effets de la culture, sur le pourquoi, le comment éduquer. Quand nous utilisons des mots dans les entretiens avec un enseignant, avec des parents nous faisons, l’air de rien, des choix idéologiques . Prenez l’exemple d’un mot qui peut paraître anodin tellement il est usité. Le nom commun trouble. Eh, bien ! quand nous le prononçons, nous choisissons un mot du monde médical. Nous sommes alors en accord avec la Haute Autorité de Santé qui ne jure que par les troubles neurodéveloppementaux. Nous pensons que nous pouvons repérer à partir de normes ce qui relèverait du normal et du pathologique. Alors, il n’est pas vraiment nécessaire d’inviter les enseignants, les parents et les enfants pour les écouter. Le repérage par les tests et remplissage de grilles est amplement suffisant. Par contre, nous rions au nez de Marc Crommelinck, professeur émérite en neurosciences de l’université de Louvain, qui a osé écrire qu’« apprendre à lire et à écrire c’est, avec l’apprentissage de la langue, entrer dans la culture en s’y soumettant ». Nous balayons d’un revers de main les travaux de la neuropsychologie cognitive, en particulier ceux de Antonio Damasio, qui éclairent le rôle central des émotions dans la cognition. En employant ce mot, nous réfutons le propos de Cédric Villani, médaillé Fields et de Charles Torossian, inspecteur général de l'éducation nationale qui dans leur rapport sur l'enseignement des mathématiques en France ont écrit « ne pas oublier que l’apprentissage n’est pas une opération exclusivement intellectuelle. » Nous nions que l’apprentissage est d’abord, et avant tout, une affaire d’intersubjectivité et qu’avant d’étiqueter l’enfant de déviant, il serait urgent de temporiser afin de saisir la situation plus globalement, de façon holistique diraient certains. Peut-être que le système éducatif ne lui convient pas. Peut-être qu’il ne peut que travailler sous le regard de l’adulte. Peut-être que la relation avec l’enseignant ne passe pas. Peut-être que l’enfant n’a pas envie de faire acte d’allégeance à l’adulte, comme le souligne le Pr. Crommelink. Peut-être que … Eh bien, asseyons-nous ! Nous pourrions en parler ensemble. Voyons comment l’enfant, les parents, les enseignants vivent avec les difficultés dans les apprentissages scolaires. Je dis bien scolaire, parce qu’il est probable qu’il s’intéresse à d’autres choses avec succès.
Alors, j’aimerais citer Bernard Golse (2002, p.9) qui écrit : « l’acte d’apprendre se situe à l’exacte interface entre, d’une part, l’équipement neurobiologique et cognitif de l’individu, d’autre part, son environnement psychologique et relationnel au sens large (affectif, familial, social et culturel). » Montrant ainsi, que la compréhension des difficultés ne peut se faire qu’à la croisée des disciplines comme la neurologie, la biologie, la sociologie, la psychanalyse, pour ne citer que celles-ci. Et pour finir, écoutons Albert Ciccone (2021) qui a écrit très récemment : « Ce ne sont pas les scientifiques, les chercheurs qui sont en cause. Ils sont bien souvent beaucoup plus humbles quant à la portée de leurs découvertes ou de leurs propositions que ne le sont ceux qui utilisent leurs recherches et leur font dire beaucoup plus que ce qu’elles disent. Ce ne sont pas les scientifiques qui sont en cause, mais ce que le discours social fait de leur science. Si un expert apparaît en blouse blanche, si de plus son titre contient le terme « neuro », et si son discours est compatible avec l’idéologie dominante, il est alors supposé dire le vrai. »
Voici un long et tonique laïus, quelque peu exagéré, afin de mettre en avant les raisons de l’entretien avec les parents et aussi avec les enseignants. Entretien qui est d’abord une écoute. Une écoute de l’altérité. Une écoute de comment l’autre vit les choses. Et surtout pas un moment où nous voulons entendre un acquiescement à notre pensée.
Bibliographie
Damasio, A.R. (1995). L’erreur de Descartes. La raison des émotions. Paris, Odile Jacob.
Golse, B. (2002). Apprentissages et échecs scolaires : aspects psychodynamiques. Journal français de la psychiatrie, 1, 15, 9-12
Villani, C. Torossian, C (2018). 21 mesures pour l’enseignement des mathématiques. Rapport du 12 février 2018. https://eduscol.education.fr/cid59084/introduction-du-jeu-d-echecs-a-l-ecole.html
Ciccone, A. (2021). Désubjectivation versus besoin de parole. Lacan Quotidien, n° 930, mercredi 2 juin 2021, p. 23-24. https://lacanquotidien.fr/blog/wp-content/uploads/2021/06/LQ-930.pdf
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